Les lieux et non-lieux de l’interconnexion

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Les lieux et non-lieux de l’interconnexion

Je vous invite à relire un ouvrage de 1992 intitulé « Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité » par Marc Augé, Ed. Le Seuil.

Il fait à mes yeux, écho à d’autres textes plus anciens : Ivan Illich « H2O » sur l’Oubli, Ed. Lieu Commun. - « Pays, villes, paysages Ecrits de voyage » de Stefan Zweig, Ed. Belfond - « Production de marchandises par des marchandises, Préludes à une critique de la théorie économique » de Piero Sraffa, Ed. Dunod.

Ces quelques repères mis récemment en perspective par l’ouvrage « le Prix de la vérité » de Marcel Hénaff, dans lequel le rapport au don est particulièrement bien cerné, Ed. Seuil.


De quoi s’agit-il et pourquoi relier les non-lieux à la question de l’interconnexion ?

Je ne vous propose pas des certitudes, sans doute encore moins un raisonnement. Je ne vous invite qu’à partager quelques phrases fortes, quelques pistes esquissées et autres bribes de mon regard sur les mots, sur les hommes qui portent énergie, sur ce qui peut faire sens dans une société qui même virtuelle restera faite d’hommes et pour les hommes.

Dans une société de réseau, nous passons progressivement des référentiels d’infrastructures visibles du monde routier ou du transport d’énergie, à des référentiels d’infostructures, moins prégnants dans leur représentation sans pour autant être virtuels. [1]

De fait la façon d’appréhender l’interconnexion des éléments de l’infostructure devient un point important de la construction de nos sociétés qui se voudaient empreinte de modernité.

Si l’on regarde autour de nous dans une société de réseaux de type : mobilité et déplacements, jeux d’influence et pouvoirs…

  • les premiers ont construit des lieux d’interconnexion souvent sans toponymie en tout cas dont le rapport « aux lieux-dits » reste un peu l’accessoire. On les qualifie parfois de « délaissés », et pourtant que de regards anonymes reflètent ces espaces qualifiés à d’autres moments d’espaces publics !
  • Les autres lieux de l’interconnexion sont plutôt souterrains, forgeant ici et là des « lois du silence » dont le spectacle fut parfois « énoncé » dans ce que l’on appelle une communication non verbale du haut de la tribune de l’assemblée nationale.

Pour l’heure le « non-interconnecté » est bien réel au sein de nos sociétés, tant au sein de la société dite de l’information, qu’entre nos concitoyens bloqués dans un bouchon.

Il ne peut se réduire à une terminologie utilitariste et constative de type « fracture sociale ou numérique ». Il est aux confins, comme une étape en sortie d’un monde - sans en sortir - et en entrée d’un autre - sans y entrer -.

Ecoutons simplement ce que disait Stefan Zweig en introduction au chapitre sur Salzbourg : « La beauté d’une ville ne repose jamais sur son architecture exclusivement ; elle provient toujours d’une fusion particulière avec la nature, d’un mariage réussi entre l’oeuvre de l’homme et la part de Dieu, ce qu’a construit l’être humain et ce qu’a créé la nature ».

Vous noterez je pense l’intérêt de lire des mots dans d’autres contextes d’écriture.

Ecoutons aussi ce que dit Marc Augé, à propos de Roissy : « N’était-ce pas aujourd’hui dans les lieux surpeuplés où se croisaient en s’ignorant des milliers d’itinéraires individuels que subsistait quelque chose du charme incertain des terrains vagues, des friches et des chantiers, des quais de gare et des salles d’attente où les pas se perdent, de tous les lieux de hasard et de rencontre où l’on peut éprouver fugitivement la possibilité maintenue de l’aventure, le sentiment qu’il n’y a plus qu’à « voir venir » ? »

Quant à I.Illich, il dit de la demeure : « elle n’est pas un lieu que l’instinct pousse à construire pour la reproduction de l’espèce ; c’est la culture qui la façonne ».

Enfin regard essentiel sur le rapport à l’autre énoncé par Lucien Sfez en commentaire [2] de l’ouvrage de Marcel Hénaff : Ce dernier « défend l’idée qu’entre le donner et le rendre, c’est l’initiative du donner qu’il faut interroger, dès lors que le don n’est pas, comme nous avons coutume de le penser, un fait d’évidence morale. Ce qui compte du point de vue du noème du don cérémoniel, c’est le premier geste, celui du défi adressé à l’autre d’entrer en reconnaissance, l’appel qui lui est lancé, depuis le don non d’un bien mais de soi-même ou de »quelque chose de soi« qui en tient lieu, qui oblige l’autre à en faire « autant », non dans une égalité proportionnelle des présents, mais dans une asymétrie tenant à l’inévaluable et qui vaut signe de reconnaissance. En cédant à l’autre, je m’allie avec lui et je l’oblige (d’une obligation qui n’est ici ni morale, ni juridique) à l’être-en-commun du lien social ».

L’auteur lui-même s’exprimant ainsi « La finalité du don n’est pas la chose donnée (qui capte l’attention de l’économiste), ni même le geste du don (qui fascine le moraliste), il est de créer l’alliance ou de la renouveler ».

« Faire communauté, c’est devenir une société de »com-munia« , c’est à dire de dons (munia) partagés ».

Aujourd’hui la société de l’information en émergence, me semble au coeur de ces quelques citations… et en conséquence la question de l’interconnexion sur ce qui fait société, en l’espéce les lieux ou les non-lieux ne peut être éludée.

Mais avant de suggérer, quelques dernières citations de Marc Augé pour bien situer le contexte (chacun fera la transcription avec sa propre représentation de la société de l’information en émergence et donc des réseaux qui s’y déploient).

  • « Pour un certain nombre d’intellectuels, le temps n’est plus aujourd’hui un principe d’intelligibilité »

  • « Ce qui est nouveau, ce n’est pas que le monde n’ait pas, ou peu, ou moins de sens, c’est que nous éprouvions explicitement et intensément le besoin quotidien de lui en donner un : de donner un sens au monde, non à tel village ou à tel lignage. Ce besoin de donner un sens au présent, sinon au passé, c’est la rançon de la surabondance événementielle qui correspond à une situation que nous pourrions dire de « surmodernité » pour rendre compte de sa modalité essentielle : l’excès ».
  • « De l’excès d’espace, nous pourrions dire d’abord… qu’il est corrélatif du rétrécissement de la planète.. ».
  • « Cette surabondance spatiale fonctionne comme un leurre… Elle constitue pour une très large part un substitut aux univers … de reconnaissance… plutôt que de connaissance : univers où tout fait signe, ensembles de codes dont certains ont la clef et l’usage, mais dont tous admettent l’existence… »
  • « Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens… que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit… ».
  • « Jamais les histoires individuelles n’ont été aussi explicitement concernées par l’histoire collective, mais jamais non plus les repères de l’identification collective n’ont été aussi fluctuants. La production individuelle de sens est donc plus que jamais nécessaire ».
  • « Au-delà de l’accent majeur mis aujourd’hui sur la référence individuelle ou, si l’on veut sur l’individualisation des références, c’est aux faits de singularité qu’il faudrait prêter attention… »
  • « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu ».
  • « Pratiquer l’espace, écrit Michel de Certeau, c’est « répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance : c’est, dans le lieu, être autre et passer à l’autre » »
  • Avec les textes annonciateurs autour des villes « le voyageur est en quelque sorte dispensé d’arrêt et même de regard ».
  • « Toutes les interpellations qui émanent de nos routes, de nos centres commerciaux… fabriquent l’homme moyen ».
  • « L’espace du non-lieu ne crée ni identité singulière, ni relation, mais solitude et similitude ».
  • « Les mots à la mode sont ceux des non-lieux. Ainsi pouvons-nous opposer les réalités du »transit« …à celle de la résidence ou de la demeure, »l’échangeur« (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre), le »passager« (qui définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin), »l’ensemble« (groupe d’habitations nouvelles) au monument (où l’on partage et commémore. »…. Plus loin Marc Augé parle ainsi de territoire rhétorique.

Maintenant prenons un peu de recul, cherchons à « décentrer notre regard », sur la société de l’information qui épouse déjà notre 21e siècle :

  • Le don d’informations y est un des signes forts de re-connaissance.
  • Le partage de ce type d’attitudes est constitutif de communautés.
  • Les lieux ou les non-lieux sont vus en référence à l’appréciation, à la valeur ajoutée, à l’accès aux informations. Ils ont comme espace le web, comme lieu-dit les pages web ou les forums. D’un lieu à un non-lieu le passage est presque aléatoire même si le langage de l’hyper-texte en est l’instrument. Quant au temps il est quasi uniforme : l’instantanéïté (hors la question du chargement de l’information).
  • Le rapport à l’autre (parfois dans la violence) comme au sens de soi (la capacité à oser être) sont facteurs d’identité, mais aussi de ségrégation.
  • Y existent-ils encore des « monuments » ou plus simplement des « références » - ce que communément nous nommons « signets » ou « favoris » ?
  • L’accès à la connaissance est aisée et anonyme, la re-connaissance plus implicante.
  • Les lieux de l’interconnexion sont déjà invisibles où plutôt sont le fait « d’objets » ou de terminologie devenus familier et qui portent la symbolique du rapport à une époque ; mais dont il importe peu d’en comprendre le fonctionnement : modem, adsl, hauts-débits…

etc…

Pourquoi alors se préoccuper des lieux et non-lieux d’interconnexion dans « notre 21e siècle d’informations » ?

Peut-être pour s’imprégner de l’atmosphère que Stefan Sweig mentionne dans un Oxford où les étudiants sont en vacances :« Solitude, indolence, silence, sommeil. Et d’un pas prudent, de même que l’on traverse la pièce où quelqu’un dort, on va de maison en maison, on s’introduit, tel un espion, dans les cours ensoleillées et on prend presque peur à entendre son propre pas résonner sur les pavés ».

Parce que probablement, les non-lieux disparaîtront de nos univers…

Comme l’évoque les citations ci-dessus quel devenir alors pour « le charme incertain », la « fusion particulière », la « possibilité maintenue de l’aventure » … là où il faudra être de son temps, parce que « branché » et vivre presque « la tyranie d’y être acteur ou simple spectateur ».

Conjointement, les lieux de l’interconnexion disparaîtront aussi dans leur visibilité, leur localisation car imprégnés de soft, fruit de lignes de codes informatiques « impersonnelles » pour un néophyte, même si en se plongeant au coeur du code qui est un véritable langage, on pourrait parler d’élégance, de lourdeur, de performance dans l’écriture même… Qui s’y aventurera pour y découvrir les sens, les identifications ?

En outre, ce rapport aux lieux et non-lieux de la société de l’information provoque sans doute un « décentrement institutionnel ». On le voit bien via l’émergence des terminologies comme « personnes en réseau » ou « réseau de personnes » (qui s’opposent d’ailleurs) ou encore via la banalisation naissante des termes « co-production »… ou co-construction par simple effet de mode !

L’institution (au sens d’une organisation conceptuellement, juridiquement, financièrement en harmonie avec les modalités dominantes de l’époque), ne sait trop comment « gérer », « négocier »… avec de semblables expressions où « la personne » est au coeur. Aujourd’hui elle a trouvé la parade en jargonnant autour du concept de « société civile »… pensant ainsi forger des interlocuteurs crédibles pour maintenir ses lieux, ses espaces, son territoire d’influence. Ceci dans une dimension classique de la re-présentation… là où les personnes en réseau sont en relation de « re-connaissance ».

Situation de déshérence intellectuelle et conceptuelle, dont sans doute personne n’est véritablement dupe en réalité.

Oui la question des lieux et des non-lieux de l’interconnexion, de leur « transmutation » au coeur de la société de l’information via les pratiques de réseau pose assez crûment et peut-être cuellement la « question institutionnelle » !

Ecoutons Marc Augé « C’est la concentration et la condensation de l’espace où est localisée l’autorité souveraine qui retiendront notre attention… »…. poursuivant "Au terme de métonymies successives, il nous est habituel de désigner un pays par sa capitale et celle-ci par le nom du bâtiment qu’occupent ses gouvernants….

Aujourd’hui nous assoçions assez souvent société de l’information et réseau… !

Semble-t-il sur ces territoires ou itinéraires numériques, les lieux ou non-lieux ne seront plus forcément des repères de nos histoires, de nos émotions, de nos langages…

Mais les hommes auront toujours besoin de se re-connaître… et de partager ou d’échanger la connaissance.

La question de ce qui fera « marchandise étalon » posée par Piero Sraffa, revient alors sur le devant de la scène de l’économique. Il faudra la rapprocher de cette attitude du don exposée par Marcel Hénaff, sans oublier que le concept d’énergie n’est pas loin..

Dans nos regard actuels, la société en construction peut parraître comme une succession de non-sens producteurs de désordres. Chacun y va de sa contribution pour y pallier, au vu de son univers de référence et comme on dit souvent « toutes choses égales par ailleurs ».

Certes nous continons à avoir les pieds sur terre et à parcourir des lieux et espaces de nos mémoires, de nos quotidiens, de nos voyages.

Nous espérons sans doute « faire trace » mais qu’est-ce qui fera interconnexion demain entre les hommes sans lieux ou non-lieux avec des territoires en quenouille, parce que mouvants ?

Il est donc important de réagir en se demandant si la disparition des lieux ou des non-lieux qui fondent le rapport de l’homme à son quotidien est inéluctable.

Certes comme certains on peut juger utile de réussir à faire oublier le réseau et donc les interconnexions par l’internaute lambda.

Pour ma part, quand je vois où a conduit le fait de faire oublier la route et ses interconnexions à nos concitoyens, je doute sérieusement du choix à la relecture des quelques citations ci-dessus. Je dirais même que, plus la société serait virtuelle, plus il faudrait réidentifier ces non-lieux de l’interconnexion par exemple et peut-être en faire les nouveaux témoins de nos sociétés modernes à la façon dont les Inuits parsèment leur territoire de repères en pierre.

Redonner du sens, de la représentation, de la reconnaissance aux lieux dans lesquels les hommes, les informations se croisent… les rencontres sont possibles… est de mon point de vue une façon fort importante de réidentifier nos territoires dans la perspective durable et essentielle de «  »nos déménagements intellectuels«  ».

Porter un autre regard actif sur nos territoires et les interconnexions qui s’y inscrivent, c’est à l’évidence inviter à partager nos parcours mutuels, et donc à en parler.



le 4 décembre 2002 par Jacques Chatignoux Opérateur
modifie le 16 septembre 2020

Notes

[1] Cf de ce point de vue « L’infostructure est au développement de biens immatériels ce que les infrastructures sont au développement de biens matériels. C’est l’émergence de la société de l’Information qui met en relief la notion d’infostructure. Pour les autoroutes classiques de la société industrielle, l’essentiel de la valeur ajoutée est dans l’infrastructure. Pour les autoroutes de la société de l’information, la valeur ajoutée et le potentiel de création de richesses sont dans l’infostructure. »

[2] Cf le numéro de la revue Esprit « Y-a-t-il encore des biens non marchands ? » - Février 2002 N°2