Ces dernières années ont été fécondes en terme d’invention de territoires et de spatialisation des pouvoirs. De l’espace européen aux bassins de vie ou aux quartiers en passant par les régions, les parcs naturels, les bassins d’emplois, les futurs pays et autres espaces transfrontaliers, l’inventaire reste incomplet.
En Alsace comme ailleurs, cette affirmation des pouvoirs et cette accumulation de territoires et d’échelles, a de quoi laisser le citoyen perplexe. Dans ce climat, on ose à peine évoquer un autre cadre de coopération possible : le Grand-Est. Seule l’actualité récente et l’évocation de la création d’un commissariat sur cet espace donne un semblant de légitimité à ce propos.
Parler de « Grand Est », chercher à aborder les problèmes d’aménagement du territoire et de développement économique à l’échelle de cet espace interrégional n’est pas en soi une révolution.
Dans un ouvrage paru en 1917, Vidal de la Blache parlait de l’Est de la France comme d’une des « régions les mieux caractérisées du territoire ». En 1959, 1963 et 1970, les différentes éditions du fameux « Atlas de l’Est » nous invitaient déjà à dépasser le cadre strictement régional pour embrasser une vision plus large mais encore limitée à l’Alsace-Lorraine. En 1977, dans un ouvrage de la collection Atlas et Géographie de la France Moderne, le Professeur Etienne Juillard s’interrogeait sur les coopérations à trouver entre les régions de la France du Nord-Est. On peut ajouter à leur suite que certaines questions sont parfois à l’étroit dans le cadre strict des Départements et des Régions et méritent un élargissement sur des espaces plus vastes à géométrie variable.
Au-delà des constats, l’idée a bien du mal à se frayer un chemin. Bizarrement, alors que l’obstacle de la frontière nationale ou de la langue n’existe pas, les collaborations avec les régions françaises voisines apparaissent moins avancées ou moins médiatisées que celles qui se développent à l’échelle de l’espace transfrontalier du Rhin Supérieur.
L’un n’exclut pourtant pas l’autre : il s’agit plutôt de réfléchir en terme « d’espaces gigognes » ou « d’espaces emboîtés » en oubliant un peu les limites administratives pour des « limites floues ». Les recouvrements sont possibles et même souhaitables afin d’éviter les phénomènes de marges. Les rapprochements entre l’Alsace et l’espace rhénan, la Lorraine et l’espace sarro-luxembourgeois, la Bourgogne et la Champagne avec le Bassin Parisien n’excluent pas une approche « Grand Est ». Entre la Dorsale Européenne et les pôles urbains de Paris et Lyon, il y a place pour la réflexion et l’action à l’échelle d’un territoire interrégional.
Depuis quelques années pourtant, le Grand-Est refait surface comme espace de réflexion portée par le renouveau de la planification territoriale et de l’aménagement du territoire. En 1984, la création de l’Association des Régions du Grand-Est regroupant les 5 Conseils Régionaux d’Alsace, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté et Lorraine donnait un cadre large à la réflexion Grand-Est soit 105 207 km2 (1/5e du territoire national), 7 984 900 habitants (14 % de la population nationale), ’’ universités et 130 000 étudiants. Il est articulé autour de 7 pôles urbains principaux : Strasbourg, Nancy, Dijon, Mulhouse, Reims, Metz, Besançon et possède 940 kilomètres de frontières avec la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne et la Suisse.
En 1991, la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (Datar) retenait ce même groupe de régions comme l’un des sept grands chantiers territoriaux de prospective et confiait au Professeur Henri Nonn de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, l’animation de la réflexion prospective pour le Grand-Est. Il aboutissait en avril 1992 à la publication de scénarios présentés dans le dossier de la Datar « Prospective et territoires : Grand-Est ». Dans le cadre de cette démarche, les services de l’Etat des 5 Régions publiaient en novembre ’992 une première synthèse de leurs réflexions intitulée « Grand-Est, un chantier d’aménagement du territoire » alors que l’Association du Grand-Est menait différents travaux sur « les réseaux de communication » et sur « les espaces ruraux ». L’ensemble de ces études aurait dû déboucher sur un Livre Blanc du Grand-Est qui, pour l’instant, n’existe que sous la forme d’une maquette provisoire datée d’octobre 1993.
Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs évènements ont remis le Grand-Est sous les feux de l’actualité sans réussir à passer de l’incantation aux actes :
- Le déplacement en Alsace de Messieurs Edouard Balladur et Charles Pasqua le 21 janvier 1994, dans le cadre du grand débat national sur l’aménagement du territoire, a été l’occasion pour le Premier Ministre de préciser la vision de l’Etat français quant au développement de l’Alsace. Ses interlocuteurs régionaux n’ont pas été déçus. A ceux qui lui demandaient de faciliter la coopération transfrontalière, Monsieur Balladur a expliqué qu’il était « prêt à recevoir des propositions novatrices », mais « dans le respect des principes nationaux français ». Il a rappelé que « c’est au sein de la France que les complémentarités sont à trouver en priorité ». En clair, l’Alsace était priée de coopérer d’abord avec ses homologues voisines françaises avant de le faire avec les régions allemandes et suisses proches. En matière d’aménagement du territoire et de développement, le cadre national semblait avoir priorité sur l’Europe.
- Dans le même ordre d’idée, un grand quotidien national avait publié en 1995 une carte de France qui devait faire grand bruit dans les régions. On y découvrait 7 espaces interrégionaux qui, de l’avis du journaliste, constituaient l’esquisse des nouveaux territoires administratifs qui pourraient remplacer les régions : Bassin Parisien, Nord, Centre-Est, Midi-Méditerranée, Sud-Ouest, Loire-Armorique et Grand-Est. En fait, si l’on se réfère au Schéma national de développement du territoire« annexé au »Projet de loi d’orientation pour le développement du territoire« , on constate qu’il s’agit plutôt d’un exercice de prospective qui vise »un rééquilibrage du territoire, un renforcement de l’attractivité de la France vis-à-vis des entreprises étrangères et une répartition plus équitable des atouts de développement« . Ces espaces interrégionaux pourraient constituer »un lieu de cohérence des réfléxions liées à la planification régionale, un cadre pour la concertation et la coopération entre l’Etat et les Régions, une base permettant à ces dernières de compter au niveau européen« . Il n’était visiblement pas question d’en faire de nouveaux espaces de décision en plus ou à la place des régions. Il s’agissait plus de renforcer la »coopération entre Régions« que de créer de »Super-Régions" comme l’avait rappelé Pierre-Henri Paillet, de la Datar.
S’il venait l’idée aux Régions de se regrouper, elles en ont d’ores et déjà la possibilité : la loi les autorise à se fédérer en institutions de coopération interrégionale. Force est de constater qu’aucune n’a encore franchi le pas.
A l’évidence, ces invitations de l’Etat à travailler à l’échelle du Grand Est ne sont pas inutiles :
- Des travaux ont montré que les zones fragiles se trouvaient souvent aux limites des départements.
- En matière de services publics ou d’infrastructures d’accueil d’entreprises, des concurrences stériles se font jour aux limites des territoires régionaux.
- En matière de prospective régionale et d’aménagement du territoire, la dimension Grand-Est demeure relativement absente. L’Alsace, région inscrite dans la dynamique rhénane, revendique haut et fort son appartenance à l’espace transfrontalier du Rhin Supérieur, oubliant quelque peu la « France de l’intérieur » et le Grand-Est. Le rapport final d’Alsace 2 005 qui fixe les orientations stratégiques de la Région Alsace était discret en matière de coopération avec les régions proches du Grand-Est dont la Région Lorraine.
- Les acteurs économiques n’ont pas attendu l’action de l’Etat pour développer des stratégies à cette échelle à l’exemple des représentations commerciales de nombreuses entreprises installées à Nancy, Metz, voire à Strasbourg pour rayonner sur tout ou partie du Grand-Est. Au moment ou l’aménagement du territoire se cherche, il serait intéressant de relancer le débat sur ce chantier en sommeil apparent : le Grand-Est. Des concurrences stériles pourraient sans doute être évitées en matière de services publics, de plates-formes industrielles, d’infrastructures aéroportuaires. Des complémentarités pourraient être trouvées et des coopérations devraient s’esquisser entre Régions, Départements, Villes, Entreprises et Associations de cet « espace interrégional ».
Après avoir redécouvert une dimension rhénane, l’Alsace va-t-elle se tourner vers « l’intérieur » ?
Nous reprendrions bien à notre compte une intervention du Conseiller général de Drulingen Jean Mathia qui proposait de mettre en place un programme européen de coopération transfrontalière « INTERREG » entre l’Alsace et la Lorraine ?